Prêts en francs suisses : la justice donne raison aux frontaliers
Pendant 15 ans, une petite dizaine d’établissements financiers français ont accordé des prêts en francs suisses sans mettre en garde sur les risques encourus. La Cour de cassation vient de donner raison aux particuliers lésés.
25 juillet 2025
Sabine H. revient de loin. Le 23 janvier dernier, le tribunal de Bourg-en-Bresse (Ain) vient d’annuler le prêt immobilier contracté auprès du Crédit mutuel pour construire leur maison en 2009. Comme tout le lotissement autour d’eux à Versonnex, dans le pays de Gex, à quelques kilomètres de la frontière Suisse, le Crédit mutuel à l’époque lui avait proposé un prêt contracté en devise suisse, dans la mesure où elle travaillait en Suisse et était payée en francs suisses. Le taux était plus attractif que la moyenne du marché. Mais la banque, et c’est bien ce que lui reproche le tribunal, avait omis de mettre en garde sa cliente des risques encourus de volatilité du cours par rapport à l’euro. C’est en contractant un deuxième prêt, sous la même forme, pour l’achat d’un appartement de rapport, que Sabine a commencé à avoir des doutes. « Lorsque nous avons voulu le vendre, il y a deux ans, suis tombé de ma chaise, car nous devions encore rembourser plus de 75 % du capital alors que cela faisait plus de dix ans que nous la payions. » Mais entre-temps, l’euro s’était nettement dégradé par rapport au francs suisse. En fouillant sur internet, elle constate qu’elle est loin d’être la seule et décide d’attaquer la banque. « Pour nos deux biens, il y avait un écart de 300 000 euros, c’est une somme ! » Jamais la banque n’a souhaité me recevoir malgré ma dizaine de sollicitations. J’ai fini par prendre un avocat. En première instance, le tribunal a ordonné l’annulation du prêt et le remboursement de tous les frais : assurances, dossier, hypothèque, soit pour l’heure plus de 35 000 euros. Mais la banque a fait appel. Contacté par Challenges, le Crédit mutuel refuse de commenter.
Absence de mises en garde
Depuis, le 9 juillet dernier, la Cour de cassation a rendu une décision qui pourrait bien accélérer les procédures. Car des milliers de frontaliers sont concernés par ce même type de prêts immobiliers, classiques, contractés auprès d’une dizaine d’établissements bancaires français au premier rang desquels le Crédit agricole et notamment sa caisse régionale Crédit agricole des Savoie, le Crédit mutuel, la Caisse d’Epargne Rhône-Alpes, et dans une moindre mesure BNP Paribas, le CIC et la Société générale. Contacté, le Crédit Agricole assure « avoir pris acte des décisions récentes de la Cour de cassation s’agissant de prêts libellés en francs suisses et octroyés par différents établissements. Ces décisions n’ont aucun impact sur les dossiers des clients des caisses régionales concernées. »
Ces établissements ont accordé des prêts immobiliers dans les années 2000, et jusqu’en 2015, à une partie des 240 000 Français qui vivent dans les départements frontaliers : Jura, le Doubs, l’Ain ou encore la Haute-Savoie, et travaillent en Suisse et sont donc rémunérés en Francs Suisse. En échange d’un taux très attractif, ces prêts contractés parfois sur 25 ans, étaient libellés en francs suisses. A l’époque, le cours des devises était plutôt favorable aux frontaliers : l’économie suisse est solide et le franc apparaît comme une valeur refuge et stable. Mais la succession de crises financières (subprimes en 2007 et Lehman Brothers en 2008) puis ensuite la politique monétaire de la banque centrale européenne impactent fortement l’euro qui se dévalue fortement par rapport au francs suisse. Alors qu’1 euro valait 1,5 CHF au début des années 2000, l’euro ne cesse ensuite de se déprécier pour passer sous la stricte parité après 2015 et ne valoir plus que 0,93 aujourd’hui pour 1 CHF. Au total en 17 ans l’euro a perdu plus de 70 % de sa valeur par rapport à la monnaie voisine. Les particuliers qui ont souscrit leur prêt dans la devise helvétique se retrouvent donc après 15/20 ans avec une perte de change sur le capital et un surcoût financier sur la totalité du crédit. « La perte moyenne de change sur les dossiers que j’ai déjà pu traiter s’élève en moyenne à 200 000 euros », calcule David Dana, avocat à Paris qui s’est spécialisé sur ces dossiers.
Remboursement intégral
La Cour de cassation reproche essentiellement aux banques de ne pas avoir « pris la peine d’informer les clients des risques encourus, souligne David Dana avocat qui défend des centaines de dossiers. Il eut fallu que ces établissements fournissent des tableaux chiffrés avec des simulations mettant en scène plusieurs cas et fournir ainsi une information sur les risques fiables et solides. Entre 40 000 et 50 000 dossiers pourraient être concernés. » Un chiffre conséquent qu’aucune étude ne permet néanmoins, à ce jour, de documenter précisément. Un chiffre que réfutent totalement les banques qui refusent de se prononcer sur ce dossier à date.
Même si plusieurs tribunaux français s’étaient déjà prononcés en faveur des particuliers, la décision de la Cour de cassation va permettre d’unifier le mécanisme de défense du consommateur. Pendant des années les tribunaux invités à se prononcer sur ces affaires estimaient que les frontaliers payés en francs suisses étaient censés connaître les risques jusqu’à ce que la Cour d’appel de Lyon fasse valoir notamment que sur un prêt longue durée, ces travailleurs frontaliers sont susceptibles de changer d’employeur et notamment de revenir travailler en France.
350 000 euros remboursés par dossier
Dès lors, les frontaliers sont donc aujourd’hui en droit de demander réparation devant un tribunal et faire ainsi tomber la clause de change s’ils peuvent prouver qu’ils n’ont pas été clairement informés à l’époque des risques. « Dans ce cas précis, la clause considérée comme non claire et compréhensive par le tribunal peut être rendue caduque et comme il s’agit d’une clause essentielle le contrat peut être annulé », précise David Dana. Dans ce cas, la banque est alors dans l’obligation de lui restituer tout ce que le particulier a dû payer dès le premier jour de souscription en capital, en intérêt, en frais d’assurance et de dossier.
Au vu du nombre de dossiers concernés et des montants engagés, ce dossier est jugé plus que sensible par les banques qui restent pour l’heure très discrètes. Aucune banque n’a souhaité réagir. Quel montant les banques ont-elles provisionné sur ce sujet ? Comment envisagent-elles leur défense ? « Nous prenons connaissance de la décision de la Cour de cassation et ne souhaitons pas faire de commentaire », nous précise la Caisse d’épargne Rhône-Alpes qui fait partie des banques parmi les plus concernées par ce dossier au long cours.